Dialogue à deux inconnues – F. Noël

Il y a des années déjà, Frank Noël a publié un livre autour de l’aïkido et surtout autour de sa pratique : « dialogue à deux inconnues ».

Le texte m’avait plu à l’époque, alors en voici deux extraits, proposés sur le site de l’auteur : http://aikido.noel.pagesperso-orange.fr

Ces textes sont d’ailleurs accompagnés de belles photographies artistiques.

ELOQUENCE
Il faut rêver d’une pratique éloquente.
Qui saurait tout à la fois convaincre, éduquer et enthousiasmer, et ne laisserait, par la vigueur de son rayonnement, nulle zone de frustration, nul contentieux, nul malentendu.
Une éloquence qui saurait irradier toutes les situations, les aborder avec calme et méthode, mais aussi avec spontanéité et conviction.
Elle ne s’imposerait pas comme une clarté à l’intensité aveuglante, froide et forte de ses certitudes, qui assènerait ses techniques comme on lance des slogans, des vérités à l’expression pré-fabriquée, rigide, figée. Au contraire, elle serait de celles qui pensent tout haut, qui dévident le fil d’une pensée en devenir, qui connaissent la valeur du doute, son potentiel de rebond et sa puissance dynamique.

Cette pratique éloquente ne récitera pas ses gestes; elle les réinventera avec chaque interlocuteur, avec la persuasion de celui qui invite l’autre dans l’intimité de sa quête, à l’écoute de ses blocages et de ses hésitations, sachant accélérer là où l’espace est dégagé, et, au contraire, ralentir et attendre dans les tracés labyrinthiques, ne marchant pas du même pas sur les sols fermes et parmi les pièges bourbeux, prenant la peine de soutenir le comparse pour qu’il s’extirpe de ses ornières et reprenne sa liberté de penser, ou de bouger.
Elle saura tant et si bien le guider dans les méandres de sa pensée que, bien vite, l’auditeur la fera sienne, en même temps qu’il la découvrira, comme si depuis toujours elle l’habitait.
Cette éloquence, qui ravit de l’impression de s’entendre parler, qui transporte de faire découvrir ce qu’on savait déjà sans l’avoir vraiment démêlé, et dont on oublie instantanément qu’elle est le fait d’un autre, qui offre de voir défiler sa propre pensée dans les propos de l’autre, de se sentir subir son propre mouvement dans les gestes de l’autre.

D’une technique éloquente, Uke, loin d’être un faire-valoir ou un auditeur passif, sortira transporté de l’échange et ravi d’avoir été partie prenante dans cette création fugace d’un morceau d’Aïkido.
L’ éloquence, qui donne à l’auditeur et au locuteur de se mirer l’un dans l’autre comme les deux créateurs d’un même discours, autorise de même Uke et Tori à jouir de la fusion qui les unit, sans que l’un ou l’autre ne songe à revendiquer la paternité de l’instant.

ASINUS
On remarque souvent, au sein des Dojos, cette tendance qu’ont bon nombre d’aïkidokas à privilégier certains partenaires au détriment d’autres.
Une certaine complaisance à laisser les affinités seules décider de l’interlocuteur avec lequel on va échanger des répliques et de ceux qui vont rester en dehors de son cercle. Ces affinités sont, en général, principalement motivées par un niveau technique comparable et un physique, gabarit, âge, sexe… assez semblable. Il s’agit en fait de se trouver un miroir idéal, dans lequel, avant même que l’action ne s’engage, on puisse se mirer quasiment identique à soi-même. L’unification dans l’instant n’en sera que plus aisée bien que, sur le long terme, il est probable qu’une rivalité germera de cette gémellité.
On va même parfois jusqu’à institutionnaliser des cours par catégories afin de faciliter encore cette identification immédiate, en raccourcissant au maximum la distance entre Uke et Tori, leur donnant ainsi le maximum de chances d’ajuster avec netteté sur l’image renvoyée. Et, en particulier, les cours « de haut niveau » ou « intensifs » sont-ils alors considérés comme la finalité, le vrai, l’ultime, ce à quoi tout le reste devait mener, rabaissant de ce fait la pratique standard au rang de parenthèse.

On comprend bien la logique de cette démarche qui est issue du désir légitime de perfectionnement et d’exaltation: favoriser la réussite, la gratification et le plaisir, plaisir de se reconnaître et d’être reconnu; à coup sûr sort-on de cette pratique avec une impression positive qui, outre qu’elle vaut par elle-même, est aussi source de bien des progrès.

Mais soyons vigilants et sachons ne pas en abuser car le culte de la satisfaction immédiate se pose en trompe l’oeil et comporte bien des pièges: il ne faudrait pas que le Dojo laissât se développer en son sein la cohabitation de différents ghettos étanches les uns aux autres car il trahirait alors sa mission qui est de fraternité, d’unification et non de ségrégation. Il ne faudrait pas que l’aïkidoka, dans une espèce d’onanisme narcissique, ne sache que s’obstiner à se conforter dans ce qu’il est par la fréquentation exclusive de ses doubles, car il est bien clair que le choix de partenaires limité à ceux qui lui ressemble ne le prépare guère à la rencontre avec la véritable altérité.
Il doit savoir que le miroir déformant, renvoyant une caricature et non une image idéale, est parfois bien plus révélateur de sa nature profonde.
Et le Dojo a pour devoir, au contraire, de mettre à profit la richesse et la diversité de la matière humaine dont il dispose pour la donner à brasser à chacun afin que, de cette expérience, il pétrisse et façonne son humanité à qui seules la connaissance et l’intimité avec l’étranger pourront donner une vraie capacité d’accueil, de compréhension et de persuasion.

Les anciens , déjà, savaient.

Un poète de l’antiquité nous dit: « en tant qu’homme, je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». De son côté, le proverbe nous dit: « asinus asinum fricat » c’est à dire « l’âne se frotte à l’âne »: notre « qui se ressemble s’assemble »…

A chacun alors de choisir son modèle: l’âne ou le poète?